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La musique est un art dominé par de grands monopoles imposant leur vision des choses. Ils participent à une organisation non-démocratique de la musique : la majorité des artistes est mise à l’écart par un système les dominant et ne rémunérant qu’une poignée d’entre eux lancés par une industrie de plus en plus frileuse. Mais même ceux qui arrivent à percer subissent les majors qui en position de force imposent des conditions leurs étant très favorables (partage inégal des marges sur les vente des CD, contrats d’exclusivité, etc.) et n’ayant pour objectif que la rentabilité. Ces entreprises cherchent aussi à contrôler Internet, mettant en danger la liberté d’expression.

La musique est devenue une industrie. Face à ce constat, la musique libre tente de rétablir un équilibre aussi bien en termes de partage de revenus que de diversité de la création. Elle s’inscrit en plein dans son époque : sans chercher à verrouiller son environnement, elle en tire parti.

Même si libre n’est pas synonyme de gratuit, la musique libre est une aubaine économique pour tous :

  • pour les mélomanes qui peuvent encourager et soutenir directement les artistes et la création, en ayant la certitude que la totalité (ou la grande majorité) des revenus vont aux artistes
  • pour les artistes, qui avec une proximité avec leurs publics, peuvent faire émerger de nouveaux modèles économiques plus respectueux d’eux-mêmes et de leur musique
  • pour les diffuseurs qui peuvent réaliser des économies, facilement utiliser de la musique et bénéficier d’une plus grande sécurité juridique

Une alternative à un système injuste

Un système dominant inéquitable et anti-démocratique

Nous assistons en France et dans le monde à un marché de la musique totalement injuste, qui ne rémunère qu’une poignée d’artistes et donc qui n’assure pas la diversité de cet art pourtant nécessaire à une culture commune. Le trio Majors-Sacem-Médias joue la même partition dans ce système, produisant, répartissant les revenus, et diffusant un tout petit nombre d’artistes. Ces trois acteurs sont tous responsables de la concentration abusive des revenus de la musique. Même la commission chargée de la surveillance des sociétés de perception et de répartition des droits d’auteur 1 montre que ce système ne défend ni les artistes ni les consommateurs, mais est au service de lui-même. En plus de leur logique de rentabilité poussée à l’extrême, les organismes impliqués prennent des marges démesurées au détriment des artistes. C’est donc des dizaines de milliers de musiciens qui souffrent d’une organisation verrouillée cherchant à conserver ses rentes.

Inégalités de répartition des droits perçus par la Sacem
Avec ce schéma 2 représentant la répartition des droits perçus par la Sacem 3, on peut se rendre compte à quel point les revenus issus de la musique sont inégalitaires, et c’est sans compter que beaucoup de musiciens n’y ont même pas accès 4. La grande majorité des sociétaires de la Sacem ne touche donc même pas un seul centime de la Sacem, tout en ayant payé les 121 euros de frais d’inscription 5.

Concentration de la musique diffusée à la radio
Une très forte concentration des titres diffusés à la radio en 2011
Vous trouverez plus de détails sur l’état de la concentration du marché de la musique dans la partie «  En savoir plus  » 6.

On arrive donc à une situation anti-démocratique : la culture, c’est-à-dire ce que les citoyens ont en commun et donc ce qui fait société, est accaparée par un système défendant ses propres intérêts et entretenant une concentration du marché de la musique sur une poignée d’artistes. L’industrie du divertissement piétine donc un modèle de société démocratique et républicain.

La spoliation des artistes «  rentables  »

Mais les «  petits  » artistes ne sont pas les seuls à souffrir. Même si la très large majorité des revenus est accaparée par une poignée de musiciens, ces derniers ne sont pas non plus dans une situation juste. Les maisons de disques tirent des marges très importantes des ventes (physiques et numériques) au détriment des musiciens.
On peut le constater sur les graphiques suivants qui montrent le partage des revenus.

On voit donc que le rapport entre les majors et les musiciens est inégal, même si ces derniers sont connus. Et encore, ces chiffres ne prennent pas en compte d’autres techniques permettant d’emprisonner les artistes, comme les contrats d’exclusivité.

Sur le schéma ci-dessous 15 les cercles et chiffres en rose représentent ce que doit vendre un musicien pour toucher le salaire minimum américain (1 160 $) en fonction de la méthode de diffusion (CD pressé soi-même, ou avec les majors, ventes sur iTunes, écoutes en streaming, etc.). Dans la colonne de droite, le nombre en gris représente le prix que touche la major sur une vente, et en rose ce que touche l’artiste.

Infographie sur le partage des revenus entre artistes et majors

On comprend dès lors bien l’intérêt qu’un artiste peut avoir à faire ses propres CD, et de se diffuser soi-même.

L’accord Creative Commons-Sacem, un danger pour la musique libre ?

Un accord entre la Sacem et Creative Commons a été signé. Il permet aux sociétaires de la Sacem de mettre certains de leurs morceaux sous 3 licences Creative Commons : BY-NC, BY-NC-SA et BY-NC-ND. Toutes trois contiennent la clause «  Pas d’utilisation commerciale  ». Il s’agit encore d’un projet pilote qui pourra être ou non renouvelé en fonction de sa réussite et qui durera du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013.
Si cet accord témoigne d’un début d’ouverture de la part de la Sacem, il pose de nombreux problèmes à la musique libre qui ont deux causes principales :

  1. La Sacem n’accepte que du NC : il ne s’agit pas là d’une véritable politique d’ouverture de sa part. On ne peut que déplorer le refus des licences vraiment libres, mais ce point montre bien que la Sacem ne change pas sa politique et reste trop axée sur une vision économique, au lieu de défendre les artistes et l’art.
  2. La Sacem réinterprète la non-commercialité de manière beaucoup trop restrictive. C’est de là que vient le véritable danger : de nombreuses utilisations que l’on considérait avant comme non-commerciales vont entrer sous l’égide de la Sacem. Certaines structures associatives, des particuliers, et d’autres organisations dépendront donc totalement du bon-vouloir de la Sacem.

Précisons que ces problèmes ne touchent que le petit nombre d’artistes sociétaires de la Saem et ayant souscrit à cet accord, et non tous les artistes diffusant sous Creative Commons.

Info

Cet accord représente-t-il un risque pour la musique libre ?
C’est bien un danger pour la musique libre, puisque cet accord transpose la politique ancestrale de la Sacem avec des licences de libre diffusion, deux visions s’opposant frontalement. Si la Sacem ne change pas sa position de monopole et son point de vue en complet décalage avec les nouvelles pratiques liées aux technologies récentes, il n’y aura pas d’avancée possible. Il faut cependant souligner que c’est aussi un premier pas, même s’il risque fort d’aboutir à un échec.

La musique libre en phase avec son époque

À l’inverse de ces industries du divertissements vieillissantes qui voient leur ancien modèle économique s’effondrer, la musique libre innove et prospère avec les innovations technologiques récentes.
En effet, le vieux modèle économique de rente dont bénéficiaient les majors s’effrite au fur et à mesure, et ce pour plusieurs raisons. Les industries du divertissement ont du mal à accepter leur changement de position : grâce à Internet notamment, on a de plus en plus tendance à passer d’un réseau de distribution de la musique centralisé à un réseau décentralisé, où ces entreprises ne sont plus le centre vital. Elles passent donc d’une situation de monopoles incontestés, indispensables, et sans alternatives, à une situation où une concurrence commence à émerger via des réseaux parallèles.
Face à ce constat les lobbies font pression sur les divers gouvernements pour faire passer des lois permettant de verrouiller Internet, sous divers motifs (le téléchargement illégal notamment). Des pouvoirs politiques qui sont dans la même situation : ils ont globalement tendance à avoir peur de ces nouveaux médias décentralisés sur lesquels ils ne peuvent avoir la main mise (contrairement aux médias classiques qui sont beaucoup plus faciles à contrôler). Ces lois sont nombreuses (Dadvsi, Hadopi, Acta, Pipa, Sopa, etc.). Heureusement toutes ne passent pas, mais chacune d’entre elles menace l’éco-système qu’est Internet 20 et donc nos libertés les plus fondamentales, comme la liberté d’expression.

Alors qu’en vérité le problème de ces industries n’est pas inhérent à ces innovations technologiques récentes, mais est bien plus la résurgence d’un problème interne. Elles n’ont pas su changer et adapter leur modèle économique au virage du numérique. Mais reporter la faute sur Internet est malhonnête. On parle, par exemple, beaucoup dans les médias de «  la crise du disque  ». La baisse de la vente des CD est bien réelle évidemment, mais la cause n’est pas le téléchargement illégal comme ils aimeraient nous le faire croire. C’est bien plus une crise interne : le CD est un support vieillissant, qui a de moins en moins d’attrait par rapport au numérique. On connaît tous la facilité d’avoir des fichiers audio par rapport aux encombrants CD, surtout en déplacement : sur une seule clé USB, l’équivalent de centaines de CD. En restant focalisé sur la crise du CD, l’industrie du divertissement n’a pas cherché à innover afin d’utiliser toutes les potentialités d’Internet. De plus, les grands disquaires (Fnac, Virgin, etc.) ont fait un choix délibéré de réduire considérablement leur diversité de CD, diminuant ainsi d’autant plus l’intérêt d’acheter un disque 21. Ils ont fait des erreurs stratégiques, à eux d’en assumer les conséquences. 22

De plus, quand les industries du divertissement ont voulu «  passer au numérique  », elles l’ont très mal fait en voulant transposer leur ancien modèle sur ce nouveau monde «  virtuel  ». Ce qui a créé de très mauvaises expériences des clients. Les DRM, par exemple, sont des verrous artificiels qui vous empêchent d’utiliser votre musique comme vous le voulez (beaucoup se sont retrouvés ainsi à avoir acheté légalement des albums qu’ils ne peuvent pas écouter). La pauvreté de l’offre légale que proposent ces entreprises est à déplorer, surtout pour certains styles de musique, ou pour des groupes qui ne sont plus sur le devant de la scène. Le développement du partage illégal par Internet n’a donc rien d’étonnant.

C’est là que la musique libre entre en scène en apportant une solution. Si on adopte un point de vue opposé à celui que les industries nous martèlent, ces innovations technologiques deviennent non pas un frein à la création, mais une énorme opportunité, comme il n’en a jamais existé. Au lieu de vouloir revenir en arrière, la musique libre est totalement en phase avec son époque, et exploite ses nouvelles possibilités. Internet est un formidable outil démocratique pour se faire connaître, rencontrer son public, ou simplement partager sa passion : il permet à tous d’avoir les mêmes chances. La musique libre en autorisant légalement son partage permet d’utiliser au mieux ce potentiel : ouverture à un public international, visibilité, relation directe avec le public, retour et conseils sur ces créations, etc. Internet est un moyen de diffusion puissant à moindre coût. La musique libre devient de plus en plus populaire dans un contexte où il y a une véritable demande de plus de démocratie et d’accessibilité de la part d’un public mélomane et musiciens accablé et verrouillé par des industries vieillissantes. De plus, même si la musique libre s’inspire de ce qui se faisait avant le développement maladif du droit d’auteur, elle est une résurgence de la société moderne, par exemple dans l’effacement de la barrière entre l’amateur et le professionnel 23. Bref la musique libre est en accord avec son époque aux niveaux sociétal et technologique, en exploitant de nouvelles manières de créer et de partager.


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Notes:

  1. Voir sur Que Choisir pour plus de détails.
  2. Ce schéma a été réalisé par Framartin pour Framasoft, il est mis à disposition sous Creative Commons BY 3.0. Le logo de l’homme a été réalisé par The Noun Project sous licence CC-by 3.0 et le logo du sac de billet a été réalisé par Luis Prado sous la même licence. Le logo des billets de banque réalisé par Nick Levesque est sous licence CC-0. Les chiffres ont été calculés par le très bon blog Désert Culturel.
  3. Pour «  Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique  » est la principale société de gestion des droits d’auteur.
  4. «  Bien qu’elle promeuve en quelque sorte de jeunes artistes par subventions au sein de sa division culturelle cela reste marginal par rapport au potentiel d’artistes jamais diffusés et qui n’ont donc pas accès à la Sacem puisque ne représentant pas un montant de droits suffisant pour y être inscrit et défendu.  » Extrait d’une interview d’un ancien employé de la Sacem
  5. Source : Numérama
  6. Ce schéma a été réalisé par Framartin pour Framasoft, il est mis à disposition sous Creative Commons BY 3.0. Le logo de la radio a été réalisé par Monika Ciapala sous licence CC-by 3.0. La statistique vient du rapport annuel 2011 sur la radio de l’observatoire de la musique.
  7. Source : Rapport annuel de la Cité de la musique de l’observatoire de la musique.
  8. Le Monde du 20 décembre 2010
  9. Lire par exemple cette interview.
  10. Chiffres publiés par la Sacem
  11. Analyse présentée dans le rapport 2010 de la commission chargée de la surveillance des SPRD à la Cour des comptes.
  12. Source : Que choisir
  13. Chiffres publiés par la Sacem
  14. Article de recherche de Françoise Benhamou et de Dominique Sagot-Duvauroux
  15. Ce schéma réalisé par David McCandless du blog Information Is Beautiful est sous licence CC-by-nc. Il faut noter que toutes les informations ne sont pas fiables à 100 % du fait de l’opacité (et on comprend bien pourquoi…) qu’entretiennent les majors sur ces questions de partage des revenus, et des variations qui existent entre les contrats (certains artistes étant en position de force, ils peuvent négocier un meilleur contrat).
  16. Première citation : The History and Philosophy of Copyright, 2004, p.44 ; deuxième citation : Gowers, Gowers Review of Intellectual Property, 2006, p. 51.
  17. Article de recherche de Françoise Benhamou et de Dominique Sagot-Duvauroux
  18. Liste officielle issue la FAQ publiée sur le site de la Sacem
  19. Vous pouvez aussi voir cette interview.
  20. On parle ici de «  vrai Internet  » décentralisé, où il n’y a en théorie pas de différenciation entre client et serveur. Pas de «  Minitel 2.0  », de Facebook, ou d’entreprise quelconque cherchant à créer un internet fermé dans Internet. Écoutez l’excellente conférence de Benjamin Bayard sur ce point.
  21. Comme l’analyse cet article de recherche de Marc Bourreau, c’était tuer ce qui est rentable : « L’expression long tail vient d’un article de Chris Anderson dans la revue Wired (octobre 2004). Prenant l’exemple des avis et des critiques sur Amazon, l’auteur faisait remarquer que les sites commerciaux sur internet, parce qu’ils offrent une diversité bien plus grande que les boutiques physiques, font l’essentiel de leur chiffre d’affaires sur des articles peu vendus et non, comme il était classique, sur les best-sellers (la décroissance des ventes avec le rang est en loi puissance plutôt qu’exponentielle). »
  22. Image de LL de Mars, sous licence art libre.
  23. La disparition progressive de cette barrière est en effet une évolution sociale comme l’analyse Patrice Flichy dans Le sacre de l’amateur : Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique (La république des idées, Seuil).